Il y a trois siècles
Un hold-up à pont-de-voux
La descente est
longue, difficile. Il est dix
heures, ce samedi 6 juillet
1686. La nuit est déjà tombée
quand le convoi de huit mu-
lets conduit par François Jay-
ne et son ami Jean Biaise franchit le pont Saint-Claude à la sortie d'Auriol.
Le plus dur est fait. Durant deux heures, profitant des dernières lueurs
du soir, ils ont prudemment descendu le vallon des Infernets avant d'atteindre
la plaine. Plus qu'une lieue à parcourir avant d'atteindre le logis de
Saint-Jean de Garguier où les attend la relève. D'autres muletiers,
Antoine Brest et Pierre Biaise, les remplaceront pour la deuxième partie
du trajet. Le chemin devient large, sans embûches; les bêtes avancent
d'un pas assuré.
Ils ont laissé à main droite le village qui s'assoupit après
une journée caniculaire. Le père Négrel, assis sur le pas
de sa porte au bord de l'Huveaune, prend le frais. Rêveur, il songe qu'il
n'a pas gelé de tout l'hiver. Il a appris que la ville de Marseille manque
cruellement de glace et que cette pénurie y crée des émotions
populaires. On se bat pour en avoir. Les bureaux de vente doivent être
gardés par des sergents de quartier. Les officiers de galères,
les nobles dames, les riches bourgeois protestent si fort que les échevins
marseillais doivent se tourner vers la Sainte-Baume pour acheter de la glace
à prix d'or.
Comme tous les jours depuis le début de la semaine, les deux muletiers
de Gémenos sont montés le matin au Plan d'Aups avec des bêtes
fraîches. On leur offre, véritable aubaine, 3 livres par charge
de glace rendue à Marseille. Jean Bosc et Claude Emeric, gardiens des
glacières, ont tassé la glace dans des cornues qu'ils ont pesées
avec une grande romaine avant de les charger sur les bâts, deux par animal.
Chaque cornue est protégée par un paillasson. Une grande couverture
posée sur le dos du mulet enveloppe le chargement afin de limiter la
fonte. Huit charges représentent 28 quintaux d'une valeur de 200 Livres.
Une vraie fortune !
Ils sont partis du Plan d'Aups à 8 heures du soir avec obligation d'arriver
en ville, porte des Capucins, avant 4 heures du matin.
Ce soir-là, Riboulet arrose ses noyers, près de la Fontaine Salée,
sous les gypsières du quartier de Joux. Alors que le convoi arrive, il
aperçoit, surgissant de l'ombre, quatre hommes armés de pistolets,
d'épées et de mousquets. Deux d'entre eux portent une bandoulière
d'archer de la maréchaussée. Ils assaillent les muletiers et les
entraînent. Bêtes et gens disparaissent en direction du grand chemin
d'Aix.
Riboulet grimpe sur sa mule et s'en va donner l'alerte. Cela lui vaudra plus
tard trois Livres de récompense.
L'affaire est d'importance : violence, vol, voie de faits, attaque à
main armée. Dès le lendemain, les autorités ré-
agissent et envoient un sergent de la sénéchaussée et six
gendarmes pour faire escorte aux convois qui doivent continuer d'approvisionner
la ville.
C'est alors que les deux muletiers réapparaissent et déclarent
avoir été enlevés par des gens travaillant pour le compte
de Dominique Achard, marchand de la ville d'Aix. Il a détourné
à son profit la glace destinée à Marseille.
Arrêté, celui-ci donne des explications peu convaincantes : de
passage à Marseille, son homme d'affaires a décidé de passer
par Auriol pour se rendre à Aix. Il s'est fait accompagner par deux hommes
armés pour éviter les mauvaises rencontres. Le quatrième
homme, un huissier, n'ayant rien de particulier à faire, a décidé
de se joindre à eux. C'est presque par hasard que les acolytes se trouvent
ce soir-là sur le chemin de la glace ! Comme le convoi n'appartient pas
à un gentilhomme, ils se croient autorisés à le saisir
d'autant qu'ils le destinent aux parlementaires et magistrats de la ville d'Aix
qui en demandent à cor et à cri. Jamais ils n'ont rudoyé
ni injurié les muletiers comme ceux-ci le prétendent. De quoi
se plaignent-ils ? On les a nourris gratuitement ainsi que leurs mulets !
Par les temps qui courent il en faut moins que ça pour se retrouver aux
galères. Le verdict tombe le 13 septembre 1687. Surprise ! Dominique
Achard est condamné simplement à rembourser la glace et à
payer les frais du procès. Les nobles juges de la Cour du Parlement d'Aix
ont fait mine de le croire, pas mécontents du mauvais tour qu'il a joué
à ces parvenus, ces marchands bourgeois de Marseille.
Ainsi, le hold-up de Pont de Joux est venu s'ajouter à l'interminable
série des faits divers qui ont émaillé la longue période
de rivalité entre aixois et marseillais...
Charles Casais
Pour en savoir plus, lire :
La glace naturelle et son commerce
à Marseille sous l'Ancien Régime,
de Charles Casais et Victor Moussion,
édité par Découverte Sainte-Baume,
¦B 04.42.04.54.05.